
Morphogenèse des motifs cutanés chez les animaux
Conférence
Façonnés au fil de l’évolution, les motifs répétés extrêmement divers qui ornent la peau des animaux ont de multiples fonctions, souvent vitales. Au cours du développement, leur formation à partir du tissu cutané embryonnaire initialement homogène repose sur des mécanismes généraux d’auto-organisation opérant aux échelles moléculaire, cellulaire et tissulaire, dont ceux qui relèvent du modèle de réaction-diffusion proposé par le mathématicien Alan Turing en 1952.
Mercredi 2 avril 2025 17h 2022ème séance
Présidence Martine Gachignard – 39 participants
Morphogenèse des motifs cutanés chez les animaux
animée par Pascal Gauduchon, Professeur des Universités honoraire
Les motifs de la peau des animaux, qu’ils soient colorés (taches, zébrures, motifs labyrinthiques) ou structuraux (répartition des follicules pileux, des plumes ou des écailles, dents, dermatoglyphes) ont des fonctions variées : communication intra- et interspécifique, aposématisme, camouflage, photoprotection, thermorégulation. Mais comment s’explique leur formation au cours du développement ?
Dans son article intitulé « Les bases chimiques de la morphogenèse » publié en 19521, le mathématicien Alan Turing montre que la conjonction de la diffusion moléculaire et de certaines réactions chimiques peut conduire à une distribution spatiale hétérogène des concentrations des espèces chimiques (« structures de Turing »). Il suggère que ces processus purement physicochimiques de réaction-diffusion, capables de produire des structures à partir d’une condition initiale homogène grâce à l’amplification de petites fluctuations, pourrait être à la base du développement de structures périodiques au cours de la morphogenèse, et expliquer la formation de taches, de bandes parallèles ou de motifs labyrinthiques sur la peau des animaux3.
Le modèle simple proposé par Turing implique l’interaction de deux espèces chimiques : un activateur et un inhibiteur, diffusant respectivement sur une courte et une longue distance. Les avancées théoriques et les expériences in vivo ont montré que de nombreux systèmes dérivés peuvent donner lieu à des motifs similaires, y compris des systèmes avec trois « morphogènes » ou plus en interaction.
A titre d’exemple, chez les mammifères, la formation des follicules pileux est guidée par un pré-motif épidermique généré par un réseau d’interrelations entre les morphogènes WNT, BMP et FGF. La formation des rayures dorsales chez certains rongeurs résulte de la modulation du mécanisme de réaction-diffusion par un gradient dorso-ventral d’inhibiteurs de WNT. Les simulations à partir d’un modèle construit sur ce constat expérimental, et leur confrontation avec les observations, montre que la diversification des motifs rayés chez ces rongeurs s’explique en partie par les contraintes inhérentes à ce mécanisme de développement. Une dynamique de type Turing, impliquant WNT et BMP, explique également la formation des dermatoglyphes et le caractère unique des empreintes digitales.
Chez les poissons, des études approfondies ont montré que la mise en place des rayures chez le poisson zèbre résulte d’un mécanisme de type Turing dans lequel les agents en interaction sont les cellules pigmentaires (chromatophores) plutôt que des molécules diffusibles. Bien que les espèces interagissantes soient de nature très différente, ces systèmes sont liés par des phénomènes similaires d’activation locale et d’inhibition à longue portée. Ils peuvent être décrits par des relations mathématiques de type réaction-diffusion, le caractère stochastique des déplacements cellulaires faisant écho au mouvement des molécules lors de la diffusion. Chez le poisson zébre, l’orientation des bandes dépend d’un repère morphologique (le myoseptum horizontal), mais leur formation est un processus auto-organisé.
Chez les squamates, la coloration complexe de la peau émerge également d’interactions microscopiques entre les chromatophores. Le lézard ocellé a des écailles bicolores (vertes et noires) organisées en un réseau quasi-hexagonal. L’état de couleur (vert ou noir) de chaque écaille change au cours du temps et est déterminé par l’état de ses six écailles voisines au stade précédent. Cet « automate cellulaire » biologique discret dériverait d’un système continu de type Turing du fait que la diminution d’épaisseur de la peau aux frontières des écailles restreint les mouvements des chromatophores et leurs interactions6.
Au-delà des exemples cités, la participation de mécanismes de type réaction-diffusion à la morphogenèse de motifs cutanés chez les animaux est désormais solidement établie chez les vertébrés (Distribution des précurseurs de plume et motifs du plumage chez les oiseaux4, denticules cutanés des requins, écailles des serpents, plaques des tortues) et chez les invertébrés (motifs sur les coquilles de mollusques, distribution des organes sensoriels chez la Drosophile, ocelles des ailes de papillons).
Ce constat, et l’importance croissante du modèle de Turing en embryologie7, attire notre attention sur le fait qu’une grande partie des processus de structuration observés dans la nature sont auto-organisés : ils ne dépendent pas de patrons externes, ni d’un programme, mais émergent des interactions stochastiques locales entre des agents moléculaires, cellulaires, ou tissulaires.
Communiqué du conférencier
Tous nos chaleureux remerciements à Pascal Gauduchon pour cette remise à jour des connaissances du rôle des mathématiques dans l’expression du génome.
Bibliographie succincte
1 A. Turing (1952) The chemical basis of morphogenesis, Phil. Trans. R. Soc. London B 237: p37
2 H. Meinhardt (2004) Le livre des coquilles, Pour la Science, Dossier 44, p40
3 P. De Kepper & E. Dulos (2004) Chimie des formes et motifs des pelages, Pour la Science, Dossier 44, p28
4 M. Manceau (2021) Quand les plumes font des maths, Pour la Science, n°526, p26
5 S. Kondo & Miura (2010) Reaction-Diffusion Model as a Framework for Understanding Biological Pattern Formation, Science 329, p1616
6 M.C. Milinkovitch et al. (2023) The Unreasonable Effectiveness of Reaction Diffusion in Vertebrate Skin Color Patterning, Annu. Rev. Cell Dev. Biol. 39, p145
7 Z.R. Sudderick & J.D. Glover (2024) Periodic pattern formation during embryonic development, Biochemical Society Transactions 52, p75